(extrait chapitre 13 – Les effluves d’une vie)
…….
— Août 1987, Saint Rémy-de-Provence —
Lucie sort de chez le fleuriste les bras emplis d’orchidées. Elle se dirige vers sa camionnette qu’elle a laissée en double file, comme d’habitude dans cette rue non passante de Saint–Rémy. Elle y vient toutes les semaines retirer sa commande. Des orchidées de toutes sortes qu’elle achète ici ; des fleurs venues d’Amérique du sud, de Thaïlande, d’Afrique ou de Chine, ou de producteurs et éleveurs européens. Ces plantes sont à chaque fois superbes. Coline, son amie fleuriste est sensible à ses demandes et elle a su trouver des endroits fantastiques pour en importer autant qu’elle en veut. Lucie est passionnée par ces fleurs à l’image de femmes.
Coline est la première fille qui a fait jouir Lucie, elles se connaissent bien et ont découvert le plaisir ensemble dans la grange de la ferme où Lucie a passé son enfance après son exil du Liban. Cette région est sa terre d’accueil.
Aujourd’hui elle prend livraison de ses Miltoniopsis géantes de Colombie, sa quatrième du mois. Ces fleurs la bouleversent et elle les cultive depuis qu’elle a acheté sa maison un peu à l’extérieur de Saint-Rémy de Provence, pays de sa jeunesse qu’elle s’est empressée de retrouver. Leur parfum est un appel au désir et elle en a des milliers dans sa grande serre où elle passe de nombreuses heures à les entretenir et les désirer. Un lieu où sont rassemblées des orchidées rares et odorantes. Un trésor qu’elle a accumulé année après année.
— Il t’en reste encore vingt-cinq Lucie, tu penses avoir assez de place ? dit son amie la fleuriste.
— Oui je pense, j’ai bien tassé les autres.
Théophile avance sur le trottoir avec difficulté. Depuis sa retraite, sa santé n’est pas très bonne mais il a bien vécu et est heureux depuis qu’il voit un peu plus le jour. Il a passé sa vie, passionné par son métier et n’a pas vu grand-chose du monde réel. Au loin sur le pavé, la main posée sur sa belle canne sculptée en bois d’olivier, il regarde cette jolie brune à la peau mate qui sent ses fleurs et se dirige vers le petit camion beige. Elle est fantastique, il n’a jamais vu de sa vie une femme aussi belle. Vêtue d’une magnifique robe blanche, elle encombre un peu le passage.
L’église du village sonne les onze heures. Quand il arrive à son niveau, il s’arrête et la regarde faire ses allers-retours. Il ne peut rien dire. Elle est trop désirable. Il se sent alors gêné de ne pas l’aider et s’avance encore un peu.
— Oh désolée Monsieur ! Vous voulez passer ?
— Non madame, je vais vous aider. J’ai le temps, je suis à la retraite !
— Mais non monsieur, j’ai presque fini.
— Elles sont magnifiques ces fleurs dites-moi madame.
— Oui, répond Lucie. C’est mademoiselle. Pas madame. Enfin… plus madame.
— Excusez-moi.
— Je m’appelle Lucie.
— Et moi Théophile. Enchanté. Ce sont de belles orchidées, je n’en ai jamais vu d’aussi grosses.
— Vous connaissez ces fleurs ?
— Je connais les fleurs en général. J’ai passé de grands moments avec elles, à les sentir, à les aimer.
— Vous étiez fleuriste ?
— Non, pas vraiment. Plutôt un compositeur du désir. J’ai passé ma vie à faire pleurer les fleurs et en récolter les larmes. Mais tout ça c’est du passé. J’ai cessé mon activité et je suis fier de ce que j’ai accompli. J’ai réussi quelques jolis parfums. J’ai tout appris des fleurs et elles m’ont tout donné. J’étais un artisan et je n’avais pas une activité très commune. Je voulais tout faire pour mes parfums. De la récolte au mélange lui-même. C’est un peu inhabituel dans le métier et j’étais connu pour ça.
— Vous imaginiez des parfums ?
— Oui et j’ai vendu de beaux secrets. Mais les plus beaux je les ai gardés pour moi et pour les femmes que j’ai tant aimées. Je leur ai offert ces parfums intimes. Rien qu’à elles.
— Sentez ces fleurs Théophile.
— Je ne connais pas leur nom.
— Miltoniopsis. Elles ne sentent qu’à cette heure. De nombreuses personnes pensent qu’elles parfument peu mais moi je connais leur secret et réunies dans ma serre, elles libèrent leur désir et c’est incroyable.
— Désir c’est le mot qui va bien avec cet effluve.
— Vous avez déjà créé des parfums avec de telles fleurs ?
— Jamais. Les orchidées sont des fleurs très difficiles et certaines sentent très mauvais. Peu sont vraiment parfumées et j’en connais plus d’un qui ont essayé…
— Oui mais de nombreuses sont très parfumées. Je pourrais vous en citer des dizaines. Il y a trente-cinq mille variétés.
Théophile repense aux corps des femmes qu’il a couverts de ses parfums. Plus jeune, il a été un amant très attentionné et a adoré sentir leurs peaux, les caresser tendrement et les mener au plaisir. Il a aimé la sensualité des femmes qu’il a rencontrées et elles l’ont rendu très heureux. Il est encore bouleversé de tous les instants de joie qu’elles ont su lui donner. Les nombreuses fois où il a pu les posséder couvertes du film enivrant de son désir, il a été si comblé de les voir jouir, de les entendre crier. Tout ça est un bien lointain souvenir. Il aimerait faire un saut dans le passé et revivre tous ces moments intenses.
— Théophile, vous sauriez me composer un parfum qui me ressemble ?
— Mademoiselle, vous me touchez beaucoup mais j’ai tout arrêté. Je suis loin du monde des fleurs maintenant. Je vis toujours à Grasse mais comme c’est le cas en ce moment, je suis souvent à Saint-Rémy de Provence. Je me repose à dormir contre mon arbre. Ce n’est plus ma vie, le parfum. Le dernier, je l’ai fait pour ma femme. Paix à son âme, elle ne l’a pas porté longtemps, dit-il avec un peu de tristesse dans les yeux.
— Regardez-moi Théophile. J’aimerais que vous me fassiez un parfum avec mes fleurs. Elles sont ma vie, et je les veux sur moi. Je revis en ce moment et ce film de désir je voudrais qu’il emprisonne mon bonheur. Faites-moi ce parfum. S’il vous plait. Je sens que cette rencontre sur ce trottoir est un peu un appel du désir, une chance. Votre arrivée est surprenante et bizarrement je l’attendais !
— Lucie, je crois que je vais vous décevoir. Je suis trop vieux et je n’ai plus envie de tout ça. Désolé, ajoute-t-il en lisant l’immense tristesse sur le visage de la belle femme brune.
Alors Théophile lui souhaite une belle journée et reprend sa marche pénible sur la chaussée qu’il traverse pour rejoindre sa vieille 2CV rouge pleine de bosses. Il ouvre la portière et regarde Lucie qui n’a pas bougé d’un centimètre, comme pour lui dire de changer d’avis. Il se sent coupable de la rendre si triste. Il l’est lui aussi car il a envie de faire plaisir à cette magnifique fleur. Il s’arrête alors et claque sa portière poussé par la colère. Il vient de se faire piéger par le parfum si discret mais si présent de cette orchidée, par les mots touchant de cette belle femme perchée sur ses talons aiguilles, comme l’était si souvent sa belle Victorine. Il ne peut résister et se dirige vers Lucie avec un grand sourire qui la fait pleurer. Oui, elle pleure. De joie car elle sait que ce moment est un tournant de sa vie. Théophile va lui offrir la dernière pièce de son bonheur.
……